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Il vient du bâtiment et le revendique haut et fort. Rudy Ricciotti, le bad boy du béton français, joue les marginaux dans le Var, loin de Paris et du néomodernisme. Entretien
On pourrait paraître surpris par le lieu. Une belle villa rouge italianisante face à la Grande Bleue. A l'entrée, un paillasson prévient : « L'argent fait danser le Diable. » Rudy Ricciotti, le bad boy du béton et du parpaing, lauréat 2006 du grand prix national d'architecture, futur maître d'oeuvre du département des Arts de l'Islam au Musée du Louvre, ne règne pas sur des bureaux installés à New York, Londres ou Paris. Mais vit ici à Bandol, petit port varois esprit coconut et marina, à l'image inverse de ses édifices bruts, expressifs et transgressifs. Belle allure, cheveux en bataille, yeux noirs, hâle « bandolesque », Ricciotti reçoit dans son bureau au milieu de mobilier ayant appartenu à l'ancien dictateur de l'ex-RDA, Erich Honecker, oeuvre de récupération de son ami artiste berlinois Fred Rubin. Gestes amples, tactiles, il fait la visite, désigne ses jeunes assistants, Serbes, Italiens, Hongrois, Allemands. Aux murs, un cliché de reportage de guerre au Kosovo, des toiles d'artistes qu'il honore, Bernard Bazile ou Jim Shaw. Il aime à rappeler son origine, celle modeste d'une famille de maçons italiens. « Je suis issu d'une culture du bâtiment , j'ai été élevé dans le béton . » Monde besogneux de bâtisseurs peu enclins aux délires de l'invention pure, mais marteau à la ceinture, vénérant la truelle et le fil à plomb. Né en 1952 a Alger, où le père avait trouvé un emploi sur des chantiers, Rudy a 3 ans quand il débarque en Camargue. Le père se fâche quand on parle italien à la maison. A l'école, les copains gitans, portugais, marocains sont encore plus immigrés que lui. Lycée à Marseille, ambiance pêche, boules, rock et pétards sur fond de fréquentation voyou. Il passe le bac, le rate et s'enfuit. Direction une école d'ingénieurs à Genève, avec à la sortie un diplôme de technicien. Puis retour à Marseille et son école d'architecture. « Je voulais être architecte car je pensais que c'était un métier de plein air. » Les profs ? « Une catastrophe . Démarche d'escrocs plus proche de la culture de bistrot que de l'enseignement . »
Aujourd'hui, ce Latin au sang bouillonnant conduit un cabriolet sportif, s'habille de costards italiens et roule selon certains un peu trop des épaules. Son côté « Rital grande gueule », dit-il. Prisonnier de l'image de sauvageon méridional qu'il cultive depuis vingt ans, il chaloupe, noie son discours de fumée de Cohiba et d'imprécations vengeresses contre le « mercantilisme généralisé », la « légalisation de la laideur », l' « escroquerie environnementale » ou la « surréglementation hystérique » . L'exutoire colérique est son style. Sa marque de fabrique. Il en joue. Jusqu'à la provocation, voire l'excès. Arrogant, Ricciotti ? Chez lui, vanité et pudeur s'apprivoisent. Même s'il affirme que l'humilité l'indispose, qu'il trouve cela obséquieux. Une posture qui pourrait en agacer plus d'un, s'il n'y avait chez lui des fêlures, de la profondeur, une culture généreuse, du questionnement. Le travail concret d'un solitaire en rupture, d'un sensible en décalage qui s'expose sans filet de sauvetage ni compromis. Basé à Bandol, Rudy Ricciotti a dû longtemps négocier avec des fonctionnaires partisans d'une Provence « qui aurait pour unique destin d'être recouverte de la même chape de tuiles » . Alors, avec panache, il a endossé le rôle irascible de psychopathe démolisseur. « Vous allez me reprocher d'avoir écrit que je rêvais d'un bombardement aérien par une escadrille de MiG libyens sur les marées de supermarchés et de lotissements néoprovençaux ( 1 ) . Mais j'ai écrit aussi qu'il fallait éviter soigneusement de toucher la mer. Je veux un passage à basse altitude, soleil couchant sur l'horizon qui ferait zeffirellien. » A l'exercice de la confrontation virile et par provocation, il s'en réfère volontiers à ses « héros », tels le général libanais Aoun, le sous-commandant Marcos ou le général Massoud... Des combattants, du moins des hommes qui ont montré ce qu'ils avaient dans le ventre.
S'il dit tout devoir à la République, il crache sur le consensus mou, « l'effondrement des certitudes et de la réactivité des confrères devant les chars d'assaut américains , japonais et anglais. En France, il y a le savoir-faire , l'argent , la volonté politique, les maîtres d'ouvrage . Mais les architectes manquent de culture de combat et de résistance . [...] On fait du lisse, du néomoderne , du postmoderne et tout le monde est content ». Son fief, le Var, lui a longtemps été hostile, surtout la frange « régionaliste fraction débile » . En réponse au style néoprovençal qui fait la loi dans le paysage, il parsème les falaises marseillaises de villas coups de poing, masses brutes, lignes tranchantes, vitrage panoramique et câblage d'acier. Mais Rudy Ricciotti s'est d'abord fait connaître avec un bunker de béton, noir comme la nuit, percé de lanternes rouges, le Stadium à Vitrolles. Une salle de rock inaugurée en 1994, parallélépipède aux airs de base sous-marine allemande avec une entrée qu'on croirait ouverte à l'explosif. Mais rapidement l'édifice fut fermé par une municipalité passée du rose au Front national« dans l'indifférence de l'échelon intercommunal » . Ricciotti n'a toujours pas avalé la pilule. On parle de rouvrir, mais pour le moment le bâtiment est à l'abandon. Dans la même lignée, le Pavillon noir à Aixen-Provence, centre chorégraphique célébré l'année dernière, réalisé pour la troupe d'Angelin Preljocaj, laisse flotter sur la marmite provençale comme un fumet d'abordage. Les poteaux désaxés qui ceinturent l'édifice, libérant des pans de verre, forment un habit de corsaire. Même la couleur, noire, l'architecte a dû l'imposer face à des instances locales choquées, qui ont d'ailleurs essayé, en vain, de faire repeindre le bâtiment. Lui revendique son goût pour l'impur, l'opacité, l'anomalie. Persiste et signe : « La vulgarité pour moi, c'est une sublimation de la générosité en architecture. Quand je construis quelque chose, je ne fais pas de démagogie , je me moque de ce que les gens pensent de mes réalisations . » Rudy Ricciotti a néanmoins beaucoup construit. Aucun programme ne semble l'effrayer. De l'école au bâtiment administratif, de la villa au centre d'essai et d'expertise de missiles, de la salle de spectacle à l'habitat collectif, de l'aménagement de zones urbaines aux collaborations avec des artistes contemporains. Une production nourrie et éclectique où l'on retiendra l'organique et onirique Concert Hall Nikolaisaal de Potsdam, le réaménagement de l'abbaye de Montmajour à Arles, la longue passerelle pour la paix à Séoul ou la réhabilitation du « Quasimodo de béton » des Grands Moulins de Paris inauguré en février avec la nouvelle université Paris-VII - Denis-Diderot. Bref, face aux gros calibres internationaux, il multiplie la gagne aux concours et les contrats s'enchaînent. C'est ainsi qu'avec une petite bande de jeunes artistes génois ( 5 + 1 ) on l'a vu s'emparer du chantier du Palais des Festivals de la Mostra de Venise, devant l'Américain Peter Eisenman ou l'Italien Massimiliano Fuksas. Actuellement, l'homme planche ( en collaboration avec Mario Bellini ) sur le département des Arts de l'Islam au Musée du Louvre - 56 millions d'euros de budget - prévu d'ici à trois ans. Quant à l'énorme chantier du Musée des Civilisations de Marseille, que Ricciotti doit concevoir d'ici à 2010, il vient parachever une vaste révolution urbanistique des docks de la cité phocéenne qui a séduit les grandes stars de l'architecture. Au programme, une nouvelle tour édifiée par Jean Nouvel et une autre confiée à l'Anglo-Irakienne Zaha Hadid. Ricciotti s'en réjouit, lui qui n'a jamais été tendre avec Marseille : « Cette ville en prend plein la gueule. Les architectes et les promoteurs y sont plus nuls qu'ailleurs . Pourtant, elle résiste à la laideur avec un héroïsme incroyable. Au fond, c'est un peu le colosse de Goya, indestructible. » Quand il n'est pas au front, il lit des poèmes. « Je pense que la poésie contemporaine est une bombe. Aujourd'hui , c'est un des seuls domaines de liberté rebelle et romantique. » Cite Julien Blaine ou l'Américain John Giorno, vient d'ailleurs de racheter la maison d'édition Al Dante. Avoue qu'assez curieusement il n'a pas de sympathie pour son métier. Se veut fidèle à Jean Nouvel, Jacques Hondelatte, Ettore Sottsass ou Bob Rauschenberg. Rudy Ricciotti dispose d'un remarquable sens de la navigation. Cultive une verve qui l'a transformé en personnage de médias sans lui aliéner les pouvoirs en place. Son grand prix national d'architecture, il l'attendait depuis longtemps. Adoubé par ceux-là mêmes qu'il vilipendait ? « Non, j'honore la République . Mais recevoir ce genre de distinction peut être un enterrement de première classe. On peut perdre l'envie d'en découdre . Or il faut provoquer des chocs pour fabriquer du sens. »
( 1 ) « Blitzkrieg. De la culture comme arme fatale », dialogue avec Salvatore Lombardo ( Editions Transbordeurs, 2005 ).
Dorane Vignando