Alban et Dominique Gérardin, 49 et 42 ans, dirigent l’hôtel-restaurant de la Cité radieuse, conçue par Le Corbusier à Marseille. Un bijou auquel ils tiennent fiévreusement.
Il ne cache pas qu’au début, «le bâtiment l’a surpris». Elle avoue que «d’un coup de cœur, c’est devenu notre vie». Alban Gérardin rêvait d’un fonds de commerce. Ni aficionados d’architecture, ni professionnels de l’hôtellerie, ils ont échoué, lui et sa femme Dominique, au cœur de la Cité radieuse de Marseille. Depuis quatre ans, les voilà aux commandes de l’hôtel-restaurant du Transatlantique, la toute première unité d’habitations de Le Corbusier, dont les appartements clés en main ont révolutionné le logement d’après-guerre.
«Non madame, répond-elle d’un ton sec au téléphone, il ne s’agit pas de n’importe quelle cité. Celle-ci est classée monument historique. Mais allez donc dans un Etap Hotel pour le même prix si ça peut vous faire plaisir !» A la vue du gigantesque parallélépipède en béton sur pilotis, des clients se ravisent et font demi-tour dès le parking. «Ces ignorants», rouspète Dominique, n’ont même pas pris la peine de monter, d’emprunter les couloirs sombres et les paliers en arc-en-ciel, d’admirer la vue imprenable sur la mer. «Je suis née en colère, prévient la jeune femme. Ma mère me l’a transmise quand j’étais dans son ventre. A l’époque, il n’y avait pas la pilule, vous comprenez.» Cette longue tige brune volubile a conservé de sa formation juridique l’élégance classique, la pugnacité et le respect du droit. Regard vif, caractère bien trempé, signe astrologique Bélier. «Si vous voulez me faire faire quelque chose, interdisez-le moi !» Avec son franc-parler notoire, elle évoque sans détours les sujets qui fâchent à la Cité radieuse : régulation des visiteurs , absence d’appartement témoin, prix immobilier en hausse ( «3500 euros le m2, c’est excessif pour Marseille» ). Ou écorne le mythe avec humour : pourquoi «Le Corbu» a-t-il conçu le lit parental au milieu du salon ?
Dominique Gérardin fut un temps comédienne. Discret, Alban a su lui donner le premier rôle. La voix perchée dans les aigus, elle fait jouer la corde sensible. «On est des romanos de luxe, on ne fait rien comme tout le monde, je ne voudrais pas que mon fils subisse notre anormalité.» Lucas, dix ans, sort nu-pieds de l’ascenseur. Il revient du royaume des enfants, piscine et solarium sur le toit de l’immeuble. A la Cité radieuse, on coule des jours heureux. Pique-niques sur la terrasse, ciné-club en plein air, lectures, expositions, cours de gym ou fêtes d’anniversaires dans les locaux communautaires. «C’est la magie Corbu, nous vivons dans une bulle» , explique Christiane Billion, présidente de l’association des habitants. «Le problème, c’est quand on n’a pas envie de parler» , ironise un voisin, avant d’ajouter : «le Genou de Claire au cinéma toutes les semaines, c’est rasant.» Désir de communauté, esprit de famille, sentiment élitiste. «Au départ, on n’aurait pas laissé n’importe qui s’installer ici, racontent les anciens. On faisait signe aux amis.»
« Et dire que Dominique serait épouse de salarié à Saint-Etienne si elle ne m’avait pas rencontré ! » Alban Gérardin aime bien remettre de l’ordre dans les pensées de sa femme quand elles s’égarent. En 1993, le duo de cadres dynamiques cherche un pied-à-terre à Marseille, ils repèrent un «immeuble biscornu» dans le prolongement de la Canebière. Fleuron de l’Art déco, la maison est signée Gaston Castel, architecte oublié des années folles. Les Gérardin l’acquièrent. Commence alors une réhabilitation passionnée. «Les gens issus d’un milieu modeste, comme moi, aiment prendre des risques insensés quand il s’agit d’investir dans la pierre», annonce la jeune femme d’un ton professoral.
Elle est née Stéphanoise, avec une âme de Don Quichotte. Lui vient de Charleville-Mézières, la ville de Rimbaud. Elle a grandi à Saint-Chamond, la cité d’Alain Prost. Avant-dernière d’une famille nombreuse, frère cadet handicapé, mère femme de ménage devenue patronne de bistrot. Son père, métallo, connaît une fin tragique lorsqu’elle a 12 ans. «Vous me montrez quelqu’un de mal aimé, je fonce.» La Cité radieuse, troisième monument le plus visité de Marseille, après le Château d’If et la Bonne-Mère, n’a pourtant rien de l’œuvre délaissée du «petit père Castel». Il n’empêche : on ne touche pas au bijou des Gérardin, l’hôtel Le Corbusier et son restaurant, le ventre de l’architecte, entièrement réaménagés dans les règles de l’art, entité autonome qui a retrouvé son lustre d’antan. Un lieu à l’intérieur du lieu lui-même, conçu par l’architecte comme un «prolongement du logis», au même titre que l’école maternelle, le gymnase, la boulangerie ou l’épicerie. Chaises Fourmi d’esprit Jacobsen, tables d’inspiration Charlotte Perriand ou Compas de Prouvé, fauteuil Eames ou lampes Laroche de Le Corbusier. L’investissement, colossal, a impliqué des heures de chine et de recherches. «Nous sommes des caméléons, disent-ils, nous nous imprégnons d’une histoire et recréons une ambiance.»
Epaulés par un jeune chef ambitieux, les Gérardin ont passé en douceur le cap d’une restauration familiale à une cuisine semi-gastronomique. «Voulez-vous vous reposer au cinquième» ? C’est l’heure de la pause. On entend les cigales chanter à l’unisson. Dominique Gérardin s’adresse à son petit commis de cuisine. Le cinquième c’est chez eux : appartement type E, descendant. C’est la façon très particulière de décliner son identité au Corbu. Richard, un résident, vient boire le café. Il tapote amicalement le dos de Dominique : «Je la vois souvent de mauvaise humeur.» Elle rétorque du tac au tac : « Je ne suis pas le groupe Accor, je n’ai pas le sourire fixé aux lèvres toute la journée.»
Entre le mari et la femme, les seuils d’acceptation évoluent au gré des humeurs. «On se frite souvent», lâche-t-il , « On a failli y laisser notre couple», précise-t-elle. Garder les quatre pieds sur terre dans ce village vertical demande une bonne dose d’acrobatie. Les hôtes du Corbusier ne voient pas pourquoi il faudrait autoriser les visites gratuites de leur restaurant, qui se situe en dehors des parties communes : «Ce ne sont pas les photos des étudiants en architecture qui payent notre loyer.» Leur credo : faire vivre ce lieu, laisser les gens aller et venir. Quand ils lancent les Party fines, soirées apéro au son de musique pop, le Tout-Marseille se presse chez eux. Mais l’année dernière, l’interdiction est tombée. «Pourtant, se souvient Dominique, on arrêtait à minuit et on surveillait les jets de mégots par les fenêtres.» A force de travailler tout contre la vie des autres, on finit par les connaître. Et inversement. Un membre du conseil syndical : «Dominique fait très bien les choses, mais elle est entêtée.»
L’hôtel-restaurant est un business qui roule. En quatre ans, ils ont doublé le chiffre d’affaires de l’hôtel ainsi que son taux d’occupation. Ils se versent une faible part en salaires, mais investissent follement dans les brocantes et antiquités pour meubler leur «outil de travail». Et ce malgré «la misère» qu’on leur fait sur la taxe professionnelle. «Je n’ai pas honte de dire que j’ai voté Sarko mais je suis ni aveugle ni complaisante», assure Dominique. «Quand on voit les Gérardin faire fonctionner leur boutique, on comprend bien que l’on n’a rien sans rien. Le bénévolat ne fait pas tout. On ne vit pas dans un cloître», lance un ami voisin. Et Dominique de renchérir, reprenant à son compte les paroles du Corbusier : «Je vous ai donné un diamant, utilisez-le.»
Les Gérardin en 5 dates
17 mai 1958
Naissance d’Alban.
9 avril 1965
Naissance de Dominique.
17 juin 1989
Mariage.
20 septembre 1996
Naissance de leur fils.
1er juillet 2003
Reprise de l’hôtel-restaurant
Le Corbusier.
LIBERATION - Par SIBYLLE GRANDCHAMP - 4 aout 2007
2 commentaires:
C'est une belle aventure humaine et urbaine... Avec des hauts et des bas.
Les parties fines apportaient une réelle nouveauté et alternative à la nuit marseillaise. Les Gérardin étaient d'ailleurs on ne peut plus accueillants.
On peut continuer à aller boire un café, l'apéro, ou même diner, le charme agit toujours..
No comment sur le vote sarko...
Merci à "la fée" de dire que les Parties Fines ont été bénéfiques à la nuit marseillaise.
Je tiens tout de même a préciser que contrairement à ce qu'il est dit dans l'article, ce n'est pas L'Hôtel Le Corbusier qui à "lancé" les soirées "Party Fines".
Les soirées Parties Fines existaient avant le Corbu et existent encore aujourd'hui ailleurs à Marseille (Cercle des nageurs, MAC, les plages, sur des bateaux...). Elles ont d'ailleurs permis de faire découvrir ce lieu aux marseillais et d'évacuer cette image "vieillotte" qui collait au lieu.
Enregistrer un commentaire