Interview trouvé dans le Libération du 28 juillet 2007, Par Anne-Marie Fevre.
Rudy Ricciotti, véritable ingénieur-bâtisseur, conçoit la pratique architecturale comme un acte républicain. Il dénonce le politiquement correct et la bureaucratie. Défenseur de la mémoire des lieux, il revendique ses origines sans régionalisme, son Sud étant terre de migrations et de voyages.
Quand vous avez reçu en janvier le Grand prix national de l’architecture 2006, vous avez lu un pamphlet virulent, HQE (pour «haute qualité environnementale»), où vous vilipendez la «fourrure verte, futur opium de l’urbain». Une provocation, en plein pacte écologique consensuel ?
La HQE est une impensée politique. Elle permet toutes les manipulations mentales, pour créer de nouveaux pouvoirs sur le dos de l’environnement, et le martyriser autrement. Tout le monde veut faire des bénéfices avec ce nouveau commerce. Chauffage, ventilation, climatisation réactivent le penchant naturel de l’industrie du bâtiment pour le mercantilisme consumériste. La HQE génère une surconsommation de matériaux et de volumes dont les conséquences vont être diaboliques pour l’environnement et l’enlaidissement du pays. La fourrure verte, c’est l’eldorado de l’arnaque. ll faut être violent face à cette nouvelle dictature de la pensée. Tout le monde a peur du soleil, alors que l’on peut avec 40 mètres de baies vitrées accumuler l’énergie solaire sans «double peau de mes deux», nouvelle religion environnementale. Cela devient obscène d’ouvrir les fenêtres, pour moi, c’est un acte révolutionnaire. Il faut retrouver des gestes simples, et réduire cette emphase technologique. Car, il faudra réparer ! Je prône une monomatière, la peau et les os, une architecture aux pieds nus, mais qui soit corporelle, sensuelle. Et je me bats pour la réduction du coût de l’architecture. A Aix-en-Provence, le Centre chorégraphique revient à 1 300 euros le mètre carré, la bibliothèque universitaire des Grands-Moulins de Paris-VII, à 980 euros le mètre carré.
Ce pamphlet est évidemment provocateur. Face à ce slogan barbare de «HQE» je reprends la formule de l’architecte Jean Guervilly : «Le H, j’en prends de temps en temps, le Q autant que je peux, mais pour le E, j’hésite». Mais c’est un combat très sérieux.
Vous dénoncez aussi la démocratie participative ?
Je ne veux pas passer pour un républicain pur et dur, mais j’ai envie de dire aux associations : «Vous n’avez pas tous les droits. Ne vous substituez pas aux élus !» Est-ce que Bertrand Delanoë est encore patron de sa ville ? Les Verts - ou les «Khmers verts», comme les a baptisés le critique Philippe Trétiack - sont devenus réactionnaires. Ils ne voient que des graminées dans des jardinières. ll faut arrêter de tergiverser, je veux des gens responsables. L’architecture est un témoin du vivant, du réel. On bâtit la Cité ensemble, il faut accumuler des énergies, pas la réduction des énergies. J’ai concouru pour la cité du design à Saint-Etienne, et c’est Finn Geipel qui a gagné. J’ai pourtant eu le soutien des associations patrimoniales, car je proposais de ne pas détruire l’ancienne manufacture en jouant avec la mémoire souterraine du lieu. Le maire, Michel Thiollière, a pris sa décision politique, il a tranché pour une platine climatique, il a fait son boulot, et moi le mien. C’est pourquoi ce pamphlet HQE lui est amicalement adressé.
Mais on ne peut pas tout accepter, notamment de ceux qui n’aiment ni l’art contemporain ni la danse contemporaine ni la poésie. Aux Grands-Moulins de Paris-VII, j’ai fait restaurer un tag magnifique. C’est une tronche polychrome incroyable, avec beaucoup de savoir-faire. Je l’ai fait inventorier comme un morceau d’histoire, telle une datation du lieu et dans la logique archéologique du bâtiment que j’ai défendue. Il y a des gens à la bibliothèque qui le trouvent obscène, voire nazi ! Les béotiens n’ont pas tous les droits. Si avec la concertation, c’est le niveau le plus médiocre du débat qui s’impose, je résisterai.
D’Aix à Paris, chaque projet est une bataille ?
Même quand je perds, je gagne. J’en ai perdu des batailles, à Marseille, pour la gare maritime, c’était un projet radical qui célébrait l’onirisme du port perdu. Je préfère un échec brillant à une gloire médiocre. La bataille est fondamentalement onirique, c’est de l’énergie, de la multitude, du toucher. Ce n’est pas un combat impérialiste, ce n’est pas prendre le pouvoir, ni le fric, c’est la célébration du vivant, c’est le combat des idées. Le combat est vertical, rugueux, comme mon architecture, je suis plus proche de la verticalité que de l’horizontalité, qui est lisse. Le lisse, c’est la violence.
Nous sommes dans le Pavillon noir à Aix-en-Provence, justement si vertical ?
Il est vertical, mais violent et doux. Je l’ai bâti pour le chorégraphe Angelin Preljocaj, j’ai dit que c’était son portrait, la gueule d’Angelin, sec, osseux, tendu. Simple, anti-sismique, incliné, en tension, le bâtiment joue sur la limite. Car c’est un centre chorégraphique, et comme la danse, il provoque les limites de la physicalité. Il est brut, en béton noir, c’est un engagement, un bâtiment solitaire qui a dû s’imposer dans un contexte urbain accablant, pompier, sucré et postmoderne. Il y a eu des polémiques dans la région. Ici, la maire Maryse Joissains-Masini ne s’est pas dégonflée, elle a assumé ce bâtiment.
C’est évidemment une allégorie à la violence, comme l’a été le stadium de Vitrolles en 1994, aujourd’hui abandonné, où je jouais avec le béton, le rouge et le noir. Lui aussi est d’apparence brutale, mais il livre de la tendresse par ses ombres portées sur le monde. C’est son allure frontale qui est d’abord visible, mais la visibilité d’un bâtiment ne suffit pas, c’est l’ombre portée qui compte. S’il n’y a pas d’ombre, c’est inquiétant.
Un de vos autres engagements, c’est le béton ?
Le béton, c’est une tradition française, on a inventé tous les ciments, les bétons. J’aime cette mémoire sociale là, ce savoir-faire entrepreneurial. On continue d’inventer tellement de bétons, légers, fibreux, boisés chez Lafarge. Et le béton serait fasciste, tandis que le verre transparent serait plus démocratique ? Je suis convaincu qu’il faut travailler sur des structures béton, car c’est écologique. Le béton est inscrit dans une chaîne de production courte, donc d’économie de transports. On n’a pas besoin d’aller polluer les mines africaines. Le béton est home-made, il a besoin de gens, de mains, de charpentiers, de boisiers, dans un compagnonnage et une logique transversale. On n’est pas architecte tout seul, mais avec les autres ; c’est comme dans un tableau de bataille où il y a des archers, des fantassins qui embrassent toute la scène, qui donnent la lumière à ce panorama. Mes projets sont de plus en plus complexes, ils impliquent des métiers, des partenariats, des ingénieurs. Et que tout le monde soit tiré vers le haut.
Partout, vous défendez la mémoire d’un lieu ?
Ce n’est pas névrotique ni franchouillard de dire que l’on partage le sol avec des gens, on doit pouvoir débattre de l’identité. Il faut revenir à la notion de contexte d’une commande, refonder un territoire donné qui est économique, juridique, social, culturel. Avec la globalisation, à force de dire que l’identité n’existe plus, nous irons vers un nivellement par le bas. Si je me bats, c’est que j’ai peur de toutes ces horreurs plastiques partout, peur que l’on perde la mémoire.
Le Mucem de Marseille [musée national des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, ndlr], le Palais des festivals de Venise, l’agrandissement du Louvre, ou le centre national chorégraphique d’Aix-en-Provence, ont en commun l’idée de croyance et la difficulté d’être. Cette nécessaire croyance qui permet de croire encore au contexte et à sa physicalité la plus concrète. Par voie de conséquence, l’écriture de l’architecture est toujours confrontée à toutes les difficultés car il faut faire. toujours. L’utopie est absurde, elle ne fait plus sens, seule la transformation du réel est critique et révolutionnaire, cette transformation du réel produit du travail et la culture du travail produit la cohésion sociale, il faut commencer par là si l’architecte veut rencontrer la question politique.
Du musée des civilisations à Marseille au Louvre, vous travaillez surtout pour l’Etat ?
Et c’est un honneur. J’aime l’idée de l’ordre institutionnel, et j’en veux à ceux qui créent de la bureaucratie et jettent un discrédit sur le fonctionnement de l’Etat. Il faut réhabiliter la parole des politiques, face aux intellectuels, aux architectes morts de trouille, leurs mots autoplaçants, la liquidité de leur pensée. J’affirme une culture de combat, pour convertir le malheur en bonheur, comme le proposait l’architecte et ami disparu, Jacques Hondelatte. L’architecture doit être un outil bienveillant. Je continue à me battre contre tout ce qui réduit l’énergie créatrice, c’est-à-dire la surrèglementation. Et ce n’est pas poujadiste, c’est contemporain. Comme l’architecte Patrick Bouchain, il faut instrumentaliser les systèmes, il est très malin lui pour contourner les réglementations afin d’aller au bout de son projet, moi, je ne contourne pas par principe.
Comment réengager socialement l’architecture ?
Il faut réformer en profondeur, notamment par rapport aux bailleurs de logements sociaux qui disposent de capitaux colossaux alors qu’ils produisent avec l’argent des autres. Les logements sociaux devraient pouvoir être vendus, comme en Espagne, au bout de vingt ans aux locataires. Il faut surtout éviter la monoactivité, et revoir le statut des logements collectifs, que les rez-de-chaussée soient dévolus à de jeunes entreprises, à des artisans, des métiers, pour recréer de la densité, de l’échange. Il faut fabriquer du foncier, des droits à bâtir. Pourquoi n’arrive-t-on pas à réformer cela ? Je ne prône pas l’ultralibéralisme, mais il faut donner de l’air en réinventant la densité.
Vous êtes un fils de maçon d’origine italienne installé à Bandol, vous vous revendiquez «sudiste» ?
Il ne s’agit pas d’une d’affirmation sudiste impérialiste, ni régionaliste, j’évoque toujours «les Suds», un territoire méditerranéen de migrations. On ne se revendique pas du Sud par extrait de naissance, mais par un extrait de voyage, par conviction. Je ne suis pas régionaliste, au contraire, les plus grands ennemis du Sud sont au sud. Moi-même, j’ai été révélé par Paris. C’est peut-être un complexe, mais j’ai la conviction que le Sud souffre plus, qu’il disparaît plus vite, qu’il a moins la capacité de résister, que le massacre du littoral est irréversible. C’est pourquoi dans le pamphlet Blitzkrieg, en 2005, j’ai écrit qu’il fallait bombarder, comme dans un film baroque de Zeffirelli, cette armée de lotissements mais sans toucher à la mer. En Bretagne ou à Bordeaux, ils ont fait de belles choses. ll y a dans ce Sud-là de la France une culture de la collaboration.
Vous n’avez que le mot «chair» de l’architecture à la bouche ! Et le virtuel ?
J’exècre le cybermonde, le virtuel. Evidemment pas l’outil, j’ai un site et on produit des images numériques. Pour un projet, je travaille d’abord avec des mots, je suis un lacanien de l’architecture. Je crois à la réalité physique de la matière, à la frontalité, comme le peintre, c’est face à un tableau vertical que l’on rencontre la question du pouvoir. Le virtuel met de la distance, je rejette toute célébration de la distance car elle ne crée aucune distinction. Aujourd’hui, on peut énoncer une parole sans preuve, j’élève le cognitif au rang de la doctrine. De même que je déteste l’éloge du banal, on a le droit d’esthétiser le monde, et les idées sont un chantier ouvert où tout le monde a sa place. Il a d’abord fallu être porteur d’eau, puis tailleur de pierre, avant de bâtir une cathédrale comme celle de Chartres. Plus on monte dans la cathédrale, plus on découvre les contorsions du réel, l’animalité des chiens aux sexes brandis qui deviennent subversifs par rapport à l’ordre de la religion. Plus on monte, plus on s’éloigne de l’horizon christique pour aller vers le diable.